
Mon dernier modèle de planeur, ressemble à un squelette d'oiseau géant. Les membrures sont faites en cèdre et en tilleul. Disons, qu'en gros, ça ressemble à un goéland sans tête. Je l'ai appelé, le Goéland, en souvenir de mon aventure sur l'île aux goélands du grand lac des Mistassins. Vous avez dû la lire, je suppose. J'ai gardé mon casque (en peau de goéland) et le jour où je volerai avec le Goéland, je le porterai. Sur cette carcasse, on a tendu une toile fine faite de soie de Lyon que m'a fait parvenir Olivier Reboul, le marchand français (de La Rochelle, mais originaire de Provence ) auquel j'avais servi de guide dans un de mes voyages vers la baie d'Hudson. Cette toile de soie est extrêmement mince et d'une solidité stupéfiante. Je pense qu'il n'existe pas de meilleur tissu.
Un jour de grand vent, on a essayé (secrètement) le Goéland. On l'a attaché après Hercule, un des plus gros chevaux du village, et puis on était cinq pour le retenir. Ça n'a pas été long qu'il est monté vers le ciel comme un cerf-volant géant. Là, mon Hercule, ça lui a tout pris pour ne pas reculer. Un moment donné, les pattes d'en arrière lui ont décollé de terre. On s'est tous pendu après la corde et, heureusement, le vent a abattu.
Finalement le Goéland est revenu à terre. On était très fiers de notre invention. Théo a même prononcé un discours improvisé :
— Mes amis, s'est-il écrié, nous venons de vivre un moment décisif dans l'histoire de Prologue, du Bas-Canada et même du monde entier. Bientôt, grâce au génie des gens de notre race, et de quelques autres, un homme pourra imiter les oiseaux et prendre son envol. Tel un Icare des temps modernes, il survolera notre beau pays, toujours plus haut, toujours plus loin. Vive Jérôme, vive le club des Inventifs, vive Prologue et vive le Goéland libre!!!
On en a eu les larmes aux yeux, les amis. C'était tellement émouvant. Pour le reste de cette journée, on a marché comme si on flottait à deux pouces de terre. Et ceux qui nous croisaient nous regardaient avec un air curieux. Ils devaient nous trouver bizarres.
Il nous reste à régler le problème de la traction. C'est sûr qu'on peut toujours utiliser un cheval, comme on l'a fait avec Hercule, mais ce que nous voulons vraiment, c'est de n'avoir aucun lien avec le sol. Hector Forbes pense qu'on pourrait se «patenter» un genre de moulin à vapeur qui ferait battre les ailes du Goéland. François Petitout prétend qu'on pourrait utiliser une sorte de vis géante, comme une aile de moulin à vent, qu'on ferait tourner avec un pédalier. Alcide Tremblay, lui, dit que la seule façon vraiment efficace, ce serait de fabriquer une sorte de tuyère dans laquelle on ferait brûler de la poudre à fusil à la manière des feux d'artifice. Théo est partisan d'attacher le goéland après un ballon à air chaud et de le relâcher le plus haut possible pour qu'il plane comme les oiseaux de proie. Quant à moi, je trouve leurs idées bien compliquées. Pour moi, il n'y a rien comme la nature, et c'est à l'aide de la nature que je ferai voler le Goéland. J'ai déjà commencé à me préparer, en secret. Mes amis vont avoir toute une surprise quand ils vont me voir décoller de terre.
J'ai longtemps cherché un moyen naturel de faire voler le goéland. Finalement, l'été dernier, je me promenais près du marais Du Chaudron de la côte Sainte-Justine. C'est un endroit où il y a beaucoup de sauvagines : des canards, des oies, des bernaches... J'entends des criaillements et des cacardements. Je m'approche doucement et je me cache dans les joncs. Tout d'un coup, je vois apparaître un troupeau de jeunes bernaches dans une éclaircie du marais. Ce sont des jeunes, car elles s'élancent de tous bords, tous côtés sans pouvoir s'envoler. C'est tellement beau de les voir prendre leur élan, battre des ailes comme des moulins fous!
Je les ai regardés pendant une heure faire des pirouettes, caracoler comme des chevaux ailés. Je me suis dit :
— Tiens, si je pouvais atteler ces pouliches-là, je pourrais peut-être faire décoller le goéland! Et puis pourquoi pas?
Ça pas été long que je me suis décidé. Le soir même, j'ai construit une cage flottante sur l'étang et je l'ai appâtée avec du bon blé d'Inde et des repousses que les bernaches aiment. Ça n'a pas été long que j'ai attrapé tout le troupeau, cinq ou six à la fois. Je me suis préparé un grand enclos et je l'ai recouvert avec un clayon de hart rouge pour ne pas que mes oiseaux se poussent. Et puis, j'ai campé sur place pour qu'ils s'habituent à moi et, surtout, pour éloigner les renards!
Puis, j'ai continué à travailler mon idée. D'abord, je me suis «patenté» une manière de harnais pour pouvoir atteler les bernaches un peu comme des chiens de traîneau. Ça m'a pris quelques jours avant de trouver la bonne façon. Il faut que la longe reste en arrière des pattes et en dessous de la queue, il ne faut pas que le harnais les empêche de battre des ailes. Heureusement que je suis assez «adrette» de mes mains; j'ai fini par leur faire un bon harnais.
Là, j'ai attaché mes bernaches par bande de cinq ou six après une corde de 50 pieds, pour leur laisser de l'air, et je les ai promenées autour du marais. Je vous dis que ces journées-là, j'en ai couru un coup! Avec les jours, les bernaches devenaient de plus en plus fortes et elles s'envolaient de plus en plus haut. Au bout de quelques semaines, mes bernaches étaient toutes bien domptées et elles tiraient à l'unisson. Il ne me restait plus qu'à les atteler toutes ensemble... après le Goéland.
Une belle journée, vers la fin de l'été, j'ai décidé que c'était le grand jour. Avec l'aide de mes amis, Hector Forbes et François Petitout, j'ai transporté le Goéland, caché dans une vieille grange, jusqu'à une prairie en pente douce appuyée à la montagne. Puis nous avons attelé toutes les bernaches ensemble après une longue corde de soie tressée (la soie, c'est très léger et solide) d'une centaine de pieds.
Je vous dis que ça cacardait pas pour rire. Elles avaient l'air impatientes de prendre leur envol. Et finalement, nous nous sommes mis en position. Hector tenait l'attelage par devant pour qu'il reste bien droit, François soutenait la queue du Goéland et moi, j'étais dessous et je soutenais le cadre.
J'avais mis mon casque en peau de goéland, celui que j'avais ramené du Mistassini, et je prenais mon respir à grande goulée. Enfin, j'ai crié le signal :
— Tout le monde en l'air!
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Notre cortège s'est ébranlé en cahotant, d'abord lentement, puis de plus en plus vite. Les bernaches semblaient avoir compris ce que nous attendions d'elles et elles battaient l'air furieusement de leurs ailes. Une à une, elles prenaient leur envol. Là, j'ai senti que le Goéland commençait à décoller, il devenait de plus en plus léger. Quand j'ai senti mes pieds bouger dans le vide, j'ai compris que j'étais moi aussi en train de m'envoler, pendu à la membrure de mon magnifique oiseau de soie. Ahhh, quelle sensation indescriptible, les amis; je m'envolais, je volais, je montais de plus en plus haut dans l'air limpide du matin. |
Pendant quelques instants, j'ai regardé mes amis qui couraient en bas, déjà bien arrière, et qui balançaient les bras comme des fléaux. Je n'ai pas osé les saluer de peur de perdre ma prise sur le cadre. Nous volions vers la rivière, nous volions vers le soleil et je n'avais jamais été aussi heureux de ma vie. Je ne crois pas qu'il soit donné à un être humain de connaître une sensation aussi extraordinaire, aussi stupéfiante, aussi mirifique que de s'envoler vers le soleil un beau matin d'été! L'air sentait bon les senteurs de l'été, je pouvais voir les toits du village au loin, je pouvais voir la rivière scintiller et je n'entendais qu'un doux bruissement; c'était comme un beau rêve éveillé...
Mais toute bonne chose a une fin. À un moment donné, les bernaches ont changé de direction. Elles se sont mises à tourner; elles semblaient vouloir rebrousser chemin. Le Goéland est devenu instable. J'ai presque perdu prise. Avec un «motton» dans la gorge, j'ai réalisé que je n'avais jamais réfléchi à la façon de conduire mon attelage et, encore moins, à la façon dont je reviendrais sur terre. Disons que les bernaches s'en sont chargées! Elles avaient décidé de retrouver leur marécage et le bon blé d'Inde que j'y jetais à profusion. Finalement, on a tous atterri dans une grande mare vaseuse.
Un moment, j'étais couvert de lumière et je souriais béatement, un moment après j'étais couvert de vase et je crachais des grenouilles. Heureusement, je n'étais pas blessé... et le goéland non plus! L'eau, la vase, les roseaux avaient amorti la chute. Mes amis sont venus nous tirer de là rapidement. Par la suite, nous avons fait une fête et un grand feu de camp où ont été invités les bernaches, mes amis Hector, François, Théo et Jos ainsi que quelques «amis du progrès» qui habitent le village. On a mangé du blé d'Inde et on a bu du cidre (de la cave du seigneur Prologue) et on s'est promis de recommencer à voler aussitôt que possible. À la fin de la soirée, le cidre aidant, il y avait plusieurs volontaires pour prendre ma place!
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