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Les aventures de Jérôme Lagibotière



La princesse


Bon, je vais vous raconter une aventure incroyable qui m’est arrivée l’année dernière. Je vous le dis, j’ai encore de la misère à la croire moi-même! Ça s’est passé au lac à l’Eau dorée. C’est un grand lac, pas très creux puis rond comme une patate. L’eau est pleine de petits grains de sable dorés; on dirait que c’est de l’eau dorée. Dans ce lac-là, il y a beaucoup de poissons. Et il y a une sorte de poisson qu’on ne trouve pas souvent dans les autres lacs, que nous autres on appelle «exturgeon». Ça, c’est un grand poisson élancé qui peut atteindre six ou sept pieds de long. Il a le corps raide, comme s’il avait une carapace, un grand museau pointu puis une bouche par en dessous comme une sorte de «suce» pour aspirer les petits animaux (les vers, les larves et les écrevisses) qui se tiennent sur le fond.

J’avais été engagé par le Royal Vic Sportmen’s Fish and Game Club comme guide de pêche. Le Royal Vic, mes amis, c’est un club de gens de la haute société, quasiment tous des Anglais, qui chassent et qui pêchent pour leur plaisir. Pas comme nous autres! Comme ils sont très riches, ils se sont fait construire une grande auberge sur le bord du lac à l’Eau dorée. C’est un vrai château! Imaginez-vous, il y a des toilettes qui se nettoient toutes seules avec de l’eau qui vient d’un réservoir. Et puis les champleures sont branchées après un réservoir d’eau chaude, ça fait que les invités peuvent se laver avec de l’eau chaude n’importe quand. C’est pas croyable! Et puis, il y a un vrai cuisinier français, de France, qui prépare les repas.


En tous cas, à ce moment-là, il est venu beaucoup de visiteurs des vieux pays. C’étaient surtout des Anglais d’Angleterre, mais il y avait aussi des gens qui venaient de France, d’Italie, d’Autruche et même de Russie.

C’est comme ça que j’ai connu la princesse Tatiana Orlova de Saint-Pétersbourg (c’est en Russie). Ahhh, ça, c’était une belle femme, les amis. Je vous dis que je l’ai trouvée à mon goût. Et puis, elle aussi, je pense qu’elle m’aimait bien. On est tout de suite devenus amis. Ce que j’aimais surtout, c’est qu’elle n’avait pas peur des mouches et des vagues. Elle aimait ça aller à la pêche, au contraire de son mari. Son mari, c’était une sorte de général d’armée avec des grandes bottes et un habit plein de décorations. Il restait toujours à l’auberge, pour manger et pour boire de la vodka (c’est une sorte de boisson forte russe). Ça fait que je me suis arrangé pour devenir le guide attitré de la princesse. On a passé de belles journées à pêcher sur le lac. Comme la princesse parlait un peu le français, elle m’a raconté comment c’était dans son pays. Ça a l’air que ça ressemble beaucoup à ici: il fait froid l’hiver, il y a des grands lacs et des grandes rivières; il y a beaucoup de forêts avec beaucoup d’animaux. Et puis les gens ont du coeur et ils aiment chanter. Juste comme nous autres! Et moi je lui ai parlé de notre pays, du village Prologue; j’ai même parlé de vous autres, les enfants du futur. C’était pas longtemps après qu’Aurigène Lemieux a eu installé les premières «lignes». Elle trouvait ça très drôle qu’on puisse communiquer avec des gens du futur.

— Ahhh, Jérrrôme, comme vous avoirrr imagination déborrrdante!

Bon, j’en arrive à mon aventure! Un bon soir, j’ai voulu épater la princesse en lui faisant attraper un très gros poisson. Alors j’ai installé une solide ligne dormante après un vieux canot qui était attaché au quai de l’auberge. Je savais que le soir les gros esturgeons s’approchaient du bord pour manger des écrevisses. La princesse attendait impatiemment, assise dans le canot. Tout à coup, ça s’est mis à mordre, la ligne a donné deux, trois bons coups. La princesse était toute énervée. «Ça morrrrdre, Jérrrôme, ça morrrdre!» Là, elle a poigné la ligne et elle a tiré un bon coup dessus. Elle a réussi à ferrer le poisson. C’était un gros, mes amis! Il est parti avec la ligne, mais la princesse a tenu bon. Alors le poisson a tiré le devant du canot avec lui. Mais le canot était attaché après le quai. La princesse, qui avait toujours la ligne à la main, s’est mise à crier:

— C’est une monstrrre, Jérrrôme, venir m’aider!

Je m’approchais pour l’aider quand, tout d’un coup, le poisson a décidé de prendre le large. Il a donné un grand coup sur la ligne. Il a tiré tellement fort que le devant du vieux canot, la pince, s’est séparé du reste. Imaginez-vous le spectacle, mes amis! La princesse était tombée à genoux dans la pince du canot et elle se faisait tirer par un poisson géant. On aurait dit qu’elle planait sur l’eau, tellement elle allait vite. Et elle me criait :

— Jérrrôme, au secourrrrs!

Les Messieurs du club, sur le bord de l’eau, n’en croyaient pas leurs yeux! « By Jove! My goodness! God gracious! », s’exclamaient-ils.

Moi, je n’ai fait ni une ni deux, j’ai sauté dans un autre canot et je suis parti à la poursuite de ma princesse volante. Ahhh, quelle course, les amis! Ce poisson-là, c’était pas un poisson ordinaire. Il a quasiment fait le tour du lac en tirant le bout de canot et ma princesse. J’avais de la misère à les suivre en ramant de toutes mes forces. Finalement, ils sont revenus près du quai de l’auberge.


Le poisson a sauté en dehors de l’eau pour se décrocher. J’avais jamais vu un poisson long de même. Sans mentir, il faisait un bon 15 pieds de long! Splaaachhe! Il a réussi à se libérer de l’hameçon. Alors, la princesse a coulé à pic. Je me suis jeté à l’eau et j’ai réussi à l’attraper par une de ses nattes. Je l’ai tirée au bord et je l’ai prise dans mes bras pour la ramener sur le rivage. Elle m’a regardé droit dans les yeux et elle m’a dit :

— Ahhh, Jérrrrôme, comme vous être forrrt!

Ça été une des grandes journées de ma vie! Tout le monde m’a félicité et le général russe m’a même fait boire un verre de «vodka».

Mais le lendemain ce fut triste, car la princesse s’en retournait dans son pays. Quand est venu le moment de nous quitter, la princesse m’a dit :

— Adié Jérrrôme! Peut-être nous revoir un jourrr dans mon pays?

Et puis elle m’a jeté un dernier regard; il y avait du feu dans ses yeux... Et moi, j’avais les yeux mouillés.

Adieu ma belle princesse!

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