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Les aventures de Jérôme Lagibotière



La jument abandonnée


Ça s’est passé, il y a environ cinq ans. Je revenais d’un voyage de trappe dans la région du lac Mégantic, proche de la frontière des États-Unis. J’étais avec Jos Testament, mon frère de sang. On n’avait pas fait une grosse chasse, ça fait qu’on portait toutes les peaux sur notre dos, bien attachées. On en avait deux pièces chacun. Une affaire de rien pour des gars accoutumés comme nous autres.

Rendus à Scotstown, on s’arrête à l’auberge et voilà qu’on rencontre Tancrède Leboeuf. Tancrède Leboeuf, c’était un petit homme, mais il était large comme un pan de mur. Tout le monde l’appelait Ti-beu. C’était un bûcheron de métier. L’année d’avant, il s’était fait engager comme «foreman» par la British Consol pour faire la coupe du bois franc. Je le connaissais parce qu’on avait couru le «ginseng» ensemble quand j’étais plus jeune. Là depuis qu’il était «foreman», il était devenu fantasque. Puis il était rendu gras comme un voleur! Faut dire qu’il aimait bien manger et qu’il ne refusait pas un verre de «bagosse». Ça fait que Ti-beu nous dit :

— Eille les gars, avec vos pièces, ça vous tenterait pas d’avoir un ch’val ? Un gars se fatigue moins!

— On n’est pas tous riches comme toi pour se payer des chevaux! que je lui dis.

— Y a rien à payer! J’ai un cheval l’autre bord de la montagne. Y a juste à aller le chercher. On l’a laissé au campe y a trois semaines. Y est peut-être encore vivant. Si vous êtes capables de le ramener, je vous le donne!

Et puis là, il est parti à rire comme un fou. Là il faut que je vous explique que dans les chantiers on emmène des chevaux pour aider les bûcherons à tirer les troncs et à les mener jusqu’à la rivière ou jusqu’au chemin. Comme les bûcherons, les chevaux travaillent très fort. Quand le travail est fini, normalement, les bûcherons ramènent les chevaux au village. Alors je lui ai demandé :

— Pourquoi as-tu laissé le cheval là-bas? Il va mourir, tout seul dans le bois!

— C’était une vieille jument. Le chemin est ben à pic; ça valait pas la peine de se forcer pour la ramener!

— T’es ben sans-coeur!

— T’as juste à aller la chercher. Je te la donne!

Là on s’est regardé avec Jos. Nous autres on tue des animaux, mais on fait jamais exprès pour les faire souffrir. C’est pas correct de faire souffrir des animaux inutilement.

Alors on a décidé de se rendre au vieux «campe» de l’autre bord de la montagne pour voir si la jument était toujours en vie. Il y avait un chemin qui passait dans la coulée d’un ruisseau. C’était à pic sans bon sens! Ça nous a pris trois heures pour nous rendre. Quand on est arrivé au chantier, on a vu la jument qui était couchée sur le côté du «campe». Elle toussait et elle râlait et ses jambes étaient en sang. Je pense qu’elle s’était fait attaquer par des chats sauvages ou des renards qui la pensaient morte. Elle était maigre, mes amis. Je n’ai jamais vu un cheval maigre de même.


Il n’y avait rien à manger pour un cheval dans les alentours, juste du sapinage puis de la mousse. La pauvre bête était restée près du «campe» en attendant que quelqu’un vienne la chercher.On lui voyait quasiment tous les os du corps. Là, j’ai dit à Jos :

— Penses-tu qu’il faudrait l’achever?

— On peut essayer de la ramener. Je vas lui faire un thé de Sauvage puis je vas essayer de trouver des racines pour lui donner à manger.

Ça fait qu’on a fait un bon feu. Jos est parti dans les alentours puis il est revenu avec des écorces et des herbages, puis il les a fait bouillir dans de l’eau. Quand le thé a été refroidi, on a fait un genre de cornet en écorce de bouleau et on a versé le thé dans la bouche de la jument. Elle en a bu, elle en a bu; on en a fait trois vaisseaux bien pleins. Moi, j’ai trouvé une vieille toile dans le «cavreau» puis je m’en suis servi pour couvrir la pauvre bête. Là Jos est allé chercher des racines de plantes dans une baissière. Je pense que c’était de la flèche d’eau. On les a fait bouillir, on les a écrasées puis on a donné ça à la jument. Elle avait l’air d’aimer ça. Elle allait de mieux en mieux. À un moment donné, elle a essayé de se lever, mais elle était encore trop faible pour se lever toute seule, il a fallu qu’on l’aide. Ça fait que là on a décidé de rentrer la jument dans le «campe» puis de passer la nuit au chaud les trois ensemble.

Le lendemain matin, elle avait pris beaucoup de mieux, mais elle n’était pas capable de marcher toute seule. Là , j’ai demandé à Jos :

— Penses-tu qu’on est capable de charrier la jument l’autre bord de la montagne?

— Elle est tellement maigre qu’on devrait être capable de la porter un petit bout chacun notre tour.

Ça fait qu’on s’est «patenté» un genre de gros coussin avec la toile et du sapinage puis on l’a attaché sous le ventre de la jument. Jos s’est essayé en premier. Faut dire que Jos, il est capable. Il n’a pas de misère à porter quatre pièces pendant deux milles. Mais là je voyais que les jambes lui tremblaient. Je n’avais pas hâte d’essayer. Jos s’est rendu jusqu’à la coulée. C’était à mon tour. J’ai réussi à lever la jument, mais avec ma jambe raide, j’avais bien de la misère à monter. Ça fait que Jos m’a attaché une corde après la taille et puis il s’est mis à me tirer. Petit à petit, on a réussi à porter le cheval jusqu’en haut de la côte. Je vous dis que cette journée-là, j’ai fait mon purgatoire puis un bout de mon enfer, les amis! Quand on a été rendus en haut, il faisait quasiment noir et puis on était à moitié morts. Pas la jument! Elle avait l’air d’aimer ça se faire charrier de même. On s’est reposés un peu puis on est repartis en descendant. C’était plus facile pour le souffle, mais c’était pas mal plus dur pour les jambes. Ça s’adonne que même en descendant, un cheval, c’est pesant! Finalement, quand on est arrivés à l’auberge de Scotstown, il faisait noir comme chez le loup. On a réveillé l’aubergiste puis on lui a commandé à manger et à boire pour nous et pour la jument. Là on s’est installés dans l’étable pour refaire nos forces. La jument s’est bourrée d’avoine puis elle a bu tout son saoul; nous autres on a mangé du ragoût réchauffé, avec un gallon de thé. On était bien contents tous les trois. Après on s’est couchés dans le foin drette à côté du cheval. Juste avant de s’endormir, Jos m’a dit :

— Tancrède Leboeuf l’emportera pas en paradis...!

Ça fait qu'un beau jour, on a suivi discrètement Ti-beu qui s'en allait préparer une nouvelle saison de coupe. À ce moment-là, il s'était rendu, seul, dans un vieux campe de bûcherons et il faisait divers travaux. Nous, on le surveillait de loin. Aussi, on avait amené Pleuma avec nous. On l'avait bien soignée et nourrie et maintenant elle était en pleine forme. Jos avait conçu un plan pour attraper Ti-beu. Chaque matin, Ti-beu se rendait dans le «cavreau» (il paraît que ça s'écrit caveau, mais nous autres on dit cavreau) pour chercher des provisions, ça fait qu'un matin, aussitôt que Ti-beu est descendu dans le caveau, on s'est approché rapidement et on a refermé la trappe. Puis on a empilé des roches et des bûches dessus. Là mon Ti-beu se met à crier comme un ours, puis il tempête; il fesse sur la trappe tant qu'il peu en hurlant et en sacrant comme un charretier :

— Ouvrez-moi mes Saint-Cimiquière de désespoir de païens! Mais que je sorte, vous allez regretter d'être nés!

Et ainsi de suite, pendant une heure. Nous autres on est restés assis ben tranquilles, en fumant une pipe. Là, Jos, il a amené Pleuma et il l'a fait trotter autour du caveau. Il a pris sa grosse voix et il a crié plusieurs fois près de la trappe :

— Demande pardon à Pleuma!

Là Ti-beu s'est remis à crier. Il était tellement choqué qu'il s'étouffait presque.

— Je demanderai jamais pardon à personne! Si je vous attrape, je vous tords le cou!

Alors on s'est installé dans le vieux campe et puis on a attendu en jouant aux cartes. Ce que Ti-beu ne savait pas, c'est que la nuit d'avant, on avait vidé son caveau. Et maintenant, il se retrouvait seul, enfermé dans le noir, sans rien à manger ou à boire. Le soir avant de nous coucher, on a recommencé le même manège. On a fait trotter Pleuma autour du caveau et on a crié avec notre plus grosse voix:

— Demande pardon à Pleuma!

— Jamais!!!! qu'il nous a crié, Ti-beu. J'aime mieux mourir drette icitte la yeule ouverte!

Ça fait qu'on est allé se coucher. Le lendemain matin on a recommencé notre petite cérémonie. Ti-beu ne voulait encore rien savoir, mais déjà on sentait qu'il criait moins fort. Et on a continué matin et soir. Au bout de trois jours, il s'est mis à pleurer et à nous supplier, mais il ne voulait pas demander pardon. Puis finalement au matin du quatrième jour, sa volonté a craqué. Il avait trop soif.

— Je sais pas c'est qui Pleuma, mais je lui demande pardon, qu'il nous a dit en étouffant des sanglots. Ouvrez-moi, donnez-moi à boire. Je suis après crever!

Alors on a enlevé les roches et le bois et on a ouvert la trappe. Le pauvre Ti-beu est sorti de là en rampant. Il était tellement faible qu'il n'a même pas eu l'idée de nous injurier. On lui a donné à boire. Finalement, après être revenu à lui, il nous demande:

— Mais pourquoi, vous m'avez fait ça. On se connaît pourtant. Je vous ai jamais rien fait...

Là Jos s'est approché en tirant Pleuma par la longe.

— T'en souviens-tu de la jument que t'as laissé crever, comme un sans-coeur, dans ton campe le printemps passé? Ben la voilà. On a été la chercher et puis on l'a ramené sur nos propres épaules tellement qu'elle était maigre. On l'a soignée, puis comme tu peux voir, elle est en pleine santé. On l'a appelé Pleuma, parce qu'on y voyait les pleumas quand on l'a ramassée. Eh bien, Ti-beu, tu viens de payer ta dette, tu viens de demander pardon à Pleuma!

Là, Pleuma a eu l'air contente et elle s'est mise à hennir comme si elle nous comprenait. Et puis, on est partis en laissant Ti-beu, tout ébahi, méditer la petite leçon qu'il venait de recevoir.

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