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Les aventures de Jérôme Lagibotière



Arsène, le tire-laine


Comme je m'approchais du village avec Arsène qui trottinait derrière moi, je me suis mis à réfléchir à ce qui se produirait si Arsène se mettait à faire des siennes dans le village. Il avait l'air bien gentil, maintenant, surtout avec le «sirop de calmant» que je lui donnais régulièrement, mais c'était tout de même une bête sauvage, parmi les plus féroces. J'ai donc décidé de le renvoyer, chez lui, dans le bois. À une quinzaine de milles du village, il y a une belle grosse montagne toute couverte de forêt. C'est là que je lui ai dit adieu. Je lui ai enlevé la laisse puis je lui ai donné une petite tape derrière la tête :

— Salut, Arsène, retourne vivre ta vie de bête des bois. On se reverra peut-être si je repasse dans le boutte.

Alors Arsène s'en est allé dans sa montagne et moi je suis reparti vers le village. J'avais un peu de peine, car je commençais à l'aimer ce damné animal!

Rendu au village, la vie a repris son train-train quotidien. J'ai fini par oublier Arsène. Au bout d'une semaine je suis reparti, vers Boucherville cette fois, pour aller trapper et chasser dans les îles avant que le fleuve ne gèle. Je me suis installé chez mon ami F.-X. Brisebois avec qui je chasse et trappe depuis des années.

Un soir, où on était bien installés sur le bord du poêle, voilà qu'on cogne à la porte. C'était Eustache Lavoie, le capitaine de l'Anabelle. Il me dit :

— Jérôme, il faut que tu rentres au village tout de suite, il se passe des choses pas ordinaires...

Là il me raconte qu'il y a eu une épidémie de vols dans le village et beaucoup de dégâts. Lui-même n'a pas été épargné. Les villageois veulent que j'utilise mes talents de chasseur pour les aider à trouver le coupable, homme ou bête. Ça fait que je suis retourné au village aussi vite que j'ai pu. Chemin faisant, je n'ai pu m'empêcher de penser que le coupable c'était peut-être... Mais c'est impossible, voyons, les bêtes sauvages ne viennent pas chaparder au coeur d'un village!

Dès que je suis arrivé au village, plusieurs personnes se sont adressées à moi et m'ont entraîné vers l'auberge de Thérèse Chiasson.

— Regarde, regarde sur la liste, Jérôme, ça n'a pas de bon sens, tous ces vols.

Sur la porte de l'auberge, on avait collé une grande affiche intitulée: «Victimes du tire-laine». Et puis, il y avait une liste de noms, très longue, et l'énumération de ce qui avait été volé ou abîmé. Oh là là! quel désastre! Je vous en donne quelques exemples de mémoire :

James MacPherson : une cornemuse et deux pintes de whisky écossais

Clothilde Marchand : trois chapeaux de paille et une fiasque de vin de pissenlit

Hilaire Borduas : un jambon, trois chapelets de saucisses et deux jarres de p'tit blanc

Angélique Hamelin : plusieurs miches de pain

Jos Languille : une blague à tabac pleine

Chloé Lavoie : deux bombonnes d'élixir de jouvence

Charles Harris : cinq flasques de sirop pour la toux


Eustache Lavoie : un sac de tire St-Catherine, une boîte de morue salée, un tonnelet de cidre

Thérèse Chiasson : une dame-jeanne de vin maison (Harfang des neiges), deux meules de cheddar et sept tartes aux pommes.
Les gens étaient découragés et très fâchés

— Il faut que tu nous aides, Jérôme!

Alors je me suis mis à examiner tous les endroits où avaient eu lieu les vols, mais il n'y avait pas de traces. Il faut dire que l'automne était sec et très froid et le sol presque gelé. J'ai bien vu ici et là quelques poils bruns suspects et ça sentait un peu la moufette. Faut dire que j'ai le nez fin.

Finalement, mon idée a été faite; c'était sans doute Arsène. Je n'ai pas osé le dire aux gens, ça me gênait trop. J'ai cependant résolu d'attraper le vilain garnement au plus vite et de mettre fin à ses jours pour l'empêcher de nuire.

Pendant plusieurs jours, j'ai rôdé dans le village et les alentours presque jour et nuit. Étrangement, pendant cette période, il n'y a eu aucun nouveau vol. Je crois que le sacripant m'avait repéré et qu'il se tenait à l'écart. Finalement, les gens se sont calmés et moi j'ai cessé mes recherches. On croyait bien que ce malheureux épisode de la vie du village était terminé. Ça n'a pas été long que toutes les grandes langues du village se sont mises à raconter toutes sortes d'histoires pour expliquer le phénomène. Moi je riais, un peu, dans ma barbe. Dans le fond, j'étais bien content qu'Arsène se soit arrêté de lui-même. Il était sans doute au fin fond des bois maintenant...

Peu de temps après, un dimanche matin, voilà que retentit le tocsin.

— Bon, qu'est-ce qui se passe encore? Un feu, sans doute.

Je me précipite vers l'église, comme une bonne partie du village. En arrivant, je vois Pauline Lemieux, la ménagère du curé, qui se fait aller les bras sur le parvis. Elle crie, elle hurle :

— Le diable est dans la sacristie! Au secours!! Mon Dieu, ayez pitié de nous!

Je me précipite vers la sacristie, suivi du curé et de quelques braves. On ouvre la porte et là, ahhh malheur, qu'est-ce que je vois! Tout est à l'envers, déchiré, brisé : les surplis, les soutanes traînent par terre. Les cierges sont en miettes. Çà et là des morceaux d'encensoir, de goupillon, des retailles d'hostie, des burettes et puis là, au milieu de la pièce, affalé sur la plus belle aube du curé, Arsène, qui boit goulûment une bouteille de vin de messe coincée entre ses pattes. À côté, plusieurs bouteilles vides... Le curé se tord les mains, presque en larmes :

— Mon vin de messe, mon vin de messe! Un vieux porto qui avait plus de trente ans d'âge! Ahh, Seigneur...

Quant à moi, je ne peux m'empêcher de m'exclamer :

— Arsène!

Au son de ma voix, Arsène se redresse et s'approche en se dandinant maladroitement. Tout le monde recule, excepté moi. Arsène se lève sur ses pattes de derrière et il se met à me lécher les mains.

— Ahhh non! C'est pas possible, qu'est-ce que tu as fait Arsène!!

Évidemment, il a bien fallu que je m'explique. J'ai d'abord enfermé Arsène dans le caveau et puis je suis revenu affronter mes amis et les villageois en colère. Je vous dis que je l'ai senti passer. J'avais la fale basse. J'avais mérité leurs reproches. Après tout, c'est moi qui avais donné le goût de boire à la satanée bête; c'est moi qui l'avais emmenée près du village. Finalement j'ai redressé la tête et j'ai dit :

— Je vais réparer tous les torts causés par mon animal. Je n'ai pas beaucoup d'argent, mais je n'ai pas peur de travailler. Vous avez juste à me dire ce que vous voulez que je fasse.

Alors les gens se sont un peu calmés et ils ont commencé à faire une liste de «tâches de réparation». Le notaire a suggéré qu'on mette tout ça par écrit et que je signe, comme dans un contrat. Voici une partie de cette fameuse liste, vous pensez bien que je la connais encore par coeur.

Le soussigné s'engage à effectuer des tâches de réparation au bénéfice de :

James MacPherson : apprendre à jouer de la cornemuse et porter le kilt pendant toute la première semaine du mois de février.

Thérèse Chiasson : éplucher des pommes pendant cinq samedis, à la convenance de la plaignante.

Eustache Lavoie : aider à faire l'inventaire du magasin général pendant les deux premières semaines de janvier.

Charles Harris : servir de cocher pour les urgences des mois d'hiver.

Chloé Lavoie : remplir 50 sachets de plantes séchées.

Jos Languille : hacher (fin) 10 livres de tabac.

Angelique Hamelin : pétrir la pâte pour les tourtières des Fêtes.
Pour ce qui est des réparations au bénéfice du curé, j'ai bien cru m'en tirer par des prières. J'étais prêt à faire des chapelets, des rosaires, des neuvaines autant qu'il en voudrait. Mais il ne l'a pas entendu de cette oreille :

— Jérôme, tu pourras prier en travaillant! La maison du Seigneur a bien besoin de tes bras vigoureux et de tes mains habiles : le clocher coule, la girouette grince, le marteau de la cloche est fêlé, les bancs ont besoin d'être revernis, le plancher est vermoulu, les murs sont croches, le parvis s'effrite, les marches se fendent, les rampes branlent, le jubé menace de s'effondrer, et puis, on aurait bien besoin d'agrandir la salle paroissiale...

Cet hiver-là, les amis, je ne suis pas prêt de l'oublier. J'ai travaillé comme un damné. Pour ce qui est d'Arsène, je ne pouvais pas vraiment le garder au village, car il avait acquis de très vilaines habitudes. Quand les chemins et les rivières ont été bien gelés, je l'ai emmené jusqu'à mon camp de chasse sur la rivière du Loup, de l'autre bord du fleuve, dans les grands bois sans fin du Nord.

Quand j'y suis retourné, j'ai eu l'impression qu'il était dans les alentours, mais je ne l'ai pas vu.

Salut, Arsène, à la prochaine!

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