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Les éditions Gonzague


Chapitre VI


Rose-Anne, durant tout le voyage, paraissait distraite, son regard était vague, perdu dans les flots du fleuve qui refroidissaient lentement. L’hiver n’était pas encore là, mais commençait à se faire sentir. Les arbres étaient dégarnis de leurs feuilles et paraissaient fantomatiques lorsque la gelée de certains matins les recouvrait. Il fallait revêtir un manteau plus chaud et une tuque bien rembourrée. Les nuits étaient très froides, la terre semblait morte, l’air devenait palpable. La lune, toute pâle, paraissait défaillante au milieu de l’espace.

Sur les avant-bras d’Alexandre, des muscles se formaient. Il fallait redoubler d’efforts, car une nouvelle passagère et plusieurs fourrures avaient été rajoutées au poids initial des six hommes et du canot. Après deux jours sur le Saguenay, ils arrivèrent à Tadoussac. C’était surtout un camp de traite. Les échanges et la vente s’effectuaient dans un grand fort, construit en bois rond. À l’intérieur, quelques marchands échangeaient des fourrures pour des armes et diverses pacotilles. À l’extérieur, quelques camps de bûcherons ou de trappeurs formaient le paysage de Tadoussac. Les voyageurs arrivèrent au fort au milieu de la journée. Ils étaient tous épuisés, mais il fallait acheter une petite partie des fourrures la journée même.

En entrant dans le fort, une forte odeur de tabac leur taquina les narines. Plusieurs Indiens avaient installé leurs fourrures sur des petites plates-formes en bois. Les voyageurs ainsi que l’infirmière s’avancèrent. Plusieurs regards se posèrent sur eux. Un silence s’installa, le temps de juger de la valeur de ces nouveaux clients. Puis, les conversations reprirent.

Koernellius, étant déjà venu là à plusieurs reprises, guida les autres. Celui-ci s’arrêta devant de belles peaux étendues sur une table de bois. Deux Indiens les regardaient, l’air sérieux et désintéressé. Après les avoir laissés regarder les fourrures, un des deux hommes à la peau rouge lança:

— Vous, partir si rien acheter.

Il parlait d’une voix basse et très grasse. Koernellius s’empressa de répondre.

— Nous sommes intéressés par vos fourrures, elles sont très belles. Il en désigna plusieurs et demanda le prix.

— Trois fusils, contre peaux

Koernellius parut désintéressé, mais proposa un fusil. L’indien se tourna vers son compagnon et murmura des mots à son oreille dans une autre langue. L’autre Indien prit un air furieux et ajouta:

— Un fusil, pas assez!

Koernellius n’insista pas, si cet homme était trop entêté pour accepter son offre, ils iraient ailleurs. Finalement, ils trouvèrent d’autres Indiens et repartirent avec de la belle marchandise et à bon prix. Ils sortirent du fort pour se diriger vers un camp de bûcherons à quelques mètres de là. Ceux-ci les accueillirent et leur laissèrent un vieux camp construit en bois rond. Alexandre et Rose-Anne s’installèrent sur des paillasses qu’ils placèrent au centre de la cambuse. Ils allumèrent le poêle à deux ponts au centre de la pièce et attendirent que la chaleur les plonge dans le sommeil.

Ils avaient déjà eu l’occasion de parler de leur vie future, mais ils ne savaient pas encore où ils iraient vivre une fois revenus à Montréal. Rose-Anne était encore un peu chagrinée par la mort de son ancien maître. Alexandre trouvait que Gérald était plus à plaindre. Il devait rester seul dans la maison, abritant seulement quelques voyageurs durant les temps les plus froids.

Alexandre était quand même heureux de la présence de Rose-Anne, il était encore plus amoureux d’elle. Il était envahi d’un sentiment puissant d’affection, de tendresse et de bonheur enfantin. Elle était enceinte et il essayait toujours de la protéger contre tout surmenage. Il voulait que son enfant naisse en santé. Après s’être réchauffés, Alexandre et Rose-Anne s’étendirent un peu plus loin du feu. Les autres hommes étaient inquiets de la présence d’une femme dans leur rang, mais Rose-Anne s’était liée d’amitié avec eux et elle participait souvent à leurs jeux. C’était une femme entêtée ne changeant jamais d’opinion. Lors d’une nuit passée sur les rives du Saguenay lorsqu’ils étaient autour du feu, Frédéric regardant le ciel avait dit à voix haute:

— Je me demande si ces petits êtres viendront en contact avec nous un jour. Je crois que nous sommes trop bêtes pour ça.

Personne dans le groupe ne croyait aux extra-terrestres, mais pour ne pas contrarier Frédéric, ils se taisaient toujours et le laissaient s’exprimer à sa guise, faire son discours habituel. Mais cette fois, Rose-Anne l’entendit et se mit à rire à gorge déployée. Tous restèrent bouche bée.

— Tu ne crois pas aux petits êtres verts pour vrai n’est-ce pas? lança t-elle en riant.

Frédéric se fâcha aussitôt et haussant le ton ajouta:

— Oui madame, je crois qu’ils existent et je me moque de ce que vous direz, vous ne me ferez pas changer d’avis.

Rose-Anne rit de nouveau et répliqua :

— Si vous voulez savoir mon opinion, lui dit-elle, je crois que tout ceci est dans votre tête et que vous avez simplement besoin de quelque chose pour vous éloigner de ce monde. Alors votre imagination se tourne vers ces êtres irréels et qu...

Elle ne put finir sa phrase, Frédéric rouge de colère, l’interrompit à voix haute.

— Vous n’êtes qu’une... qu’une... qu’une entêtée.

Son teint était passé du rosé au orangé. Dans son regard, la prunelle étincelante semblait se détacher et venir frapper la femme comme une balle. Il se leva d’un bond et se dirigea avec empressement vers sa tente, il s’y enferma jusqu’à ce que Rose-Anne vint s’excuser. À partir de ce moment, il fut entendu en sourdine, que le terme «d’entêtée» lui convenait parfaitement.

Alexandre était toujours aussi amoureux de cette femme qui attendait un enfant de lui. À chaque fois qu’il la regardait, il sentait son estomac se nouer atrocement, et sa gorge se serrer. Il était heureux, couché sur le dos, près d’elle qui dormait. Cette première journée à Tadoussac avait été longue et ennuyeuse, mais pour Alexandre, plus rien ne pourrait ternir les délices de l'amour retrouvé durant ce voyage.

Une nuit, qu'il ne trouvait pas le sommeil, il vint s’asseoir près du feu, laissant sa future femme en prenant bien soin de lui couvrir la tête avec une peau. Joseph-Charles et Albert conversaient ensemble. Alexandre essaya de suivre la discussion. Ils parlaient de leur séjour à Grande-Baie avec une pointe de nostalgie.

— J’y suis retourné, dit Albert, mais elle était toujours absente. Je suis sûr qu’elle est allée habiter chez ses parents, le temps de mon passage. Je la connais trop bien, elle ne voulait pas que ses enfants voient son père. Elle leur a sûrement menti à propos de mon existence. Ils étaient si beaux, avec de grands yeux vert noisette tous les deux. Il leva son regard vers le ciel et soupira.
Alexandre devina que c’était de Mélissa qu’il parlait. Albert lui avait déjà mentionné son nom. C’était une femme terrible, disait-il. Joseph-Charles pour se joindre aux lamentations d’Albert, parla de Jameson. Il raconta qu’il avait envoyé une longue lettre à ses parents, accompagnée d’un livre de poèmes écrits par Jameson. Alexandre ne pouvait se plaindre de rien, mais afficha quand même sur son visage une expression compréhensive. S’adressant à lui, Albert ajouta :

— Toi, tu n’as pas à te plaindre. Depuis le début du voyage, tu n’as eu que du bon.

Les deux hommes semblaient d’accord.

— Vous oubliez peut-être la tempête, leur dit-il, l’ourse, ma femme que j’aimais plus que tout au monde et la mort de monsieur Bordeleau. La seule récompense de ce premier voyage est l’amour que j’éprouve en ce moment. Je ne désire pas me faire plaindre comme vous, mais vous devez savoir que personne ici n’a été épargné.

— Je dois t’avouer que c’est la première fois que de tels événements se déroulent en si peu de temps dans un voyage, dit Albert d’un ton navré.

Durant les quelques journées qui suivirent, les fourrures s’empilèrent et bientôt le canot fut plein. Il ne restait de la place que pour les sept passagers. C’est avec une grande joie qu’ils quittèrent Tadoussac pour s’engager sur le fleuve Saint-Laurent. Ils pêchèrent en cours de route et s’arrêtèrent pour passer la nuit dans des endroits déjà connus. Alexandre était préoccupé par la recherche d’une maison pour former sa nouvelle famille. Alors qu’il parlait de ce sujet avec Koernellius, Frédéric les interrompit.

— Alexandre, est-ce que tu te cherches un appartement à louer à Montréal?

— Oui, mais je dois attendre d’être arrivé avant de poursuivre mes recherches. Je vais faire le tour de la ville, et je trouverai ce qu’il me faut.

— Qu’est-ce qu’il te faut comme logement? De répondre l’autre.

— Je désire deux chambres et une petite cuisine. Un appartement propre et loin de la ville, mais pas trop cher.

— Eh bien! Mon ami, je crois avoir trouvé ce qu’il te faut. Mes parents sont morts l’an passé, et puisque j’étais fils unique, ils m’ont tout légué, de leurs terres que j’ai revendues par après, à leur petite maison située en campagne que je n’ai pu vendre. Je possède déjà une maison et j’avais l’intention de louer l’autre pendant l’hiver. Si ça t’intéresse bien sûr, je pourrai te faire un prix d’ami.

Rose-Anne avait suivi la conversation et attendait la réponse d’Alexandre pour sauter de joie.

— Je serai enchanté, lui dit-il, de louer ta maison. Merci pour ton offre, c’est très gentil de ta part. Et il s’élança dans les bras de Rose-Anne qui avait déjà les yeux pleins d’eau. Elle était devenue très émotive depuis l’annonce d’un nouveau bébé dans leur vie.

Ils avaient repris le retard accumulé à Québec et atteignirent Montréal au jour prévu. Beaucoup de gens étaient réunis sur le quai et les attendaient. Alexandre aperçut, au loin, ses parents qui l’attendaient. Ils avaient décidé, comme convenu lors du passage forcé d’Alexandre à Québec, de faire le voyage à Montréal pour accueillir leur fils et passer quelques jours de vacances chez des parents.

Il était impatient de leur présenter Rose-Anne. Le canot bien accoté sur le quai, tous se dirigèrent vers leur petite famille. Rose-Anne était mal à l’aise, mais Alexandre la prit par la main et se dirigea vers sa mère. Celle-ci parut surprise, mais sans plus. Elle savait que sa femme l’avait quitté pour s’enfuir avec un autre homme.

— Alex, lui dit-elle, comment vas-tu, mon chéri?

— Très bien maman, je voudrais te présenter ma future femme. Elle s’appelle Rose-Anne.

Le père d’Alexandre, Jean Marchand, ouvrit de grands yeux. Il paraissait bien plus surpris que sa femme, qui s’attendait à toutes sortes de nouvelles insolites de la part de son fils.

— Qu...Quoi! Ta femme? La stupéfaction le fit ressembler un instant à un premier communiant de village ahuri par la grâce.

Rose-Anne devint encore plus troublée et la mère d’Alexandre le remarqua aussitôt, elle dit à son mari.

— Jean! ne la met pas mal à l’aise. Déjà que ce ne doit pas être très rose de quitter son village, s’il faut qu’elle soit accueillie de cette façon, en plus. Bon! Dit-elle, en se tournant vers Rose-Anne, vous devez être épuisée, je vous amène à l’auberge prendre un bon bain. Allez, en route!

Alexandre fut très reconnaissant envers sa mère, elle avait su mettre Rose-Anne de bonne humeur. Celle-ci était heureuse que ses futurs beaux-parents aient réagi de cette façon. Elle aimait surtout la mère d’Alexandre pour l’avoir sortie de l’embarras. Durant le trajet du retour, les parents ne posèrent pas de question sur la relation qui s’était établie entre son fils et Rose-Anne. Ils préférèrent attendre d’être seuls avec Alexandre. Rose-Anne leur en était reconnaissante.

Dès qu’elle eut mis les pieds dans l’eau du bain chaud qu’on lui avait préparé, les parents d’Alexandre questionnèrent leur fils sur son futur mariage. Alexandre leur expliqua en vitesse, leur annonça qu’elle était enceinte et qu’ils iraient habiter à Montréal.

Ils se rendirent quelques heures plus tard à une grande soirée canadienne organisée pour fêter leur retour. En arrivant, ils virent les tourtières sur les tables, les cretons, les têtes fromagées, les boudins, les beignes. Tous ces délices leur mirent l’eau à la bouche. Les compagnons d’Alexandre étaient déjà là et dansaient tout en fumant. Alexandre sortit sa pipe et gratta une allumette sur sa semelle de chaussure et se joignit au groupe, suivi de Rose-Anne. La soirée se termina très tard et les six voyageurs reçurent plusieurs récompenses. Aussi, un hommage particulier fut rendu à Jameson pour son courage qui lui avait coûté la vie. Ses parents étaient présents et espéraient rencontrer Joseph-Charles. Ils ne lui en voulaient pas et étaient très fiers de leur fils.

Quelques jours plus tard, Rose-Anne et Alexandre emménagèrent dans leur nouvelle demeure. C’était un endroit magnifique.

Ils étaient partis durant plus de deux mois. L’hiver était maintenant arrivé, les paysages s’étaient couverts d’une mince couche de neige blanche. Le temps des fêtes arrivait, et l’atmosphère était joyeuse. C’est dans l’amour, la paix et la tranquillité qu’Alexandre et sa nouvelle femme passèrent les vacances de Noël. Puis arriva un nouveau printemps... Et, Alexandre reçut une lettre qui disait:

Monsieur marchand,

vVus recevrez bientôt la visite du maire de la ville de Montréal à votre domicile, il se peut que vous repartiez en voyage ce printemps pour La Baie-d’Hudson. Bonne chance.

Signé : le maire de Québec