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Les feuillets de Janda



Bienveillants veillards


J’étais de nouveau seule. Le désespoir me gagnait chaque jour un peu plus à l’idée d’affronter les rigueurs de l’hiver dans mes vêtements dépenaillés qui constituaient mon unique bien. Pour éviter de mourir de froid, je rôdais du matin au soir sur la place du marché où quelques fermiers de la région venaient encore, en cette fin d’automne, offrir aux citadins les produits de leur labeur. Il m’arrivait, lorsque la faim me tenaillait, de les supplier de me faire la charité d’une pomme de terre ou de quelque légume avarié.


C’est ainsi qu’un jour je liai conversation avec une vieille dame qui, ayant écouté le récit de mes malheurs, me prit en pitié et m’offrit d’aller passer l’hiver sur la petite ferme dont elle s’occupait avec son mari. Elle argua qu’âgés comme ils l’étaient, ils avaient besoin d’aide, mais qu’ils étaient trop pauvres pour engager un ouvrier agricole. Si j’étais disposée à les aider aux travaux de la ferme et si je leur promettais de me montrer une «bonne fille», ils seraient heureux de me donner un foyer pour l’hiver.

J’acceptai sur-le-champ leur généreuse proposition. Bien qu’ils me semblassent des gens honnêtes, j’étais quand même soucieuse du sort qu’ils me feraient une fois sur place. Mais je me rassurais en pensant que la vie sur une ferme ne pouvait être plus difficile et misérable que celle qui m’attendait dans les rues de Gdansk.

Fidèle à ma promesse, je m’efforçai, dès mon arrivée dans leur modeste demeure, de répondre aux attentes de mes bienfaiteurs et même de les devancer. En plus des repas que je préparais et du soin des animaux dont je m’occupais, je m’affairai à nettoyer et à mettre en ordre toutes les pièces de la maison. Puis j’aidai le vieux monsieur à réparer l’étable et les clôtures dont l’entretien avait été négligé depuis des années.

Lorsque la première tempête de neige habilla les champs et les bosquets d’un blanche toison hivernale, la petite ferme était méconnaissable, au grand contentement de mes deux hôtes qui ne tarissaient pas d’éloges à mon égard. La vieille dame en était venue à me considérer comme sa propre fille. Les marques d’affection qu’elle me prodiguait avec largesse me faisaient chaud au coeur. Quant à son vieil époux, il répétait chaque jour que c’était un bénédiction du ciel qu’ils m’aient trouvée sur leur route.

Mieux nourrie, j’avais repris des forces. Ma gaieté d’autrefois avait refait surface et je la partageais allègrement avec ces deux bons vieillards.

Le jour de Noël arriva et j’en profitai pour préparer, à leur insu, un repas de réveillon. Ils furent si émus par mon geste que tous les deux fondirent en larmes avant de se jeter dans mes bras et de m’étreindre si fort que j’en suffoquais. C’est alors qu’ils me firent la solennelle promesse de me céder tous leurs biens dès le printemps venu, si j’acceptais de veiller sur eux jusqu’au moment de leur mort.

L’hiver fut long et particulièrement dur cette année-là. En janvier, un froid glacial sévit durant plusieurs jours. Les immenses bancs de neige qui s’étaient formés tout autour dans la campagne rendaient impossible tout déplacement. Pendant ce temps, je m’occupai seule du soin des animaux, ménageant autant que possible la santé de mes nouveaux parents que l’âge avancé rendait fragiles. Je les dorlotais et ils me le rendaient bien par toutes sortes de gestes affectueux.

En mars, le soleil reprit son règne dans le ciel et commença à chasser ses ennemis, neige, vent et froidure. Les oiseaux revenaient égayer les bosquets voisins. Mes deux protecteurs, affaiblis par trois longs mois de repos forcé, renouaient avec le plaisir de vaquer aux mille petits travaux qu’exige la bonne marche d’une ferme. C’était émouvant de les regarder s’affairer joyeusement dès le lever du jour.

J’étais presque heureuse. Mon bonheur aurait été complet si tu avais été là, à mes côtés. Combien de fois je t’ai imaginé passant la porte, trempé de sueur au retour d’une dure journée de labeur, et posant sur ma joue, au passage, un tendre baiser. Cher, cher Ovide.

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