Loading...



Les feuillets de Janda



Au bon vivant


Cet épisode de ma vie m’avait transformée. Je n’étais plus la jeune fille timide aux allures de mendiante, incapable d’adresser la parole sans bafouiller. Vêtue comme une petite bourgeoise et rayonnante de santé, je n’eus pas trop de mal à me trouver un emploi «Au bon vivant», une taverne fréquentée de la ville.

D’abord serveuse, je me fis bientôt remarquer par mon aptitude à satisfaire les clients les plus difficiles. Ma jovialité coutumière et mon habileté à égayer chacun par des propos choisis firent, en quelques mois, la renommée de l’établissement. Les clients y affluaient au grand bonheur de monsieur Zaleski, son propriétaire.


C’est alors que me vint l’idée de transformer ce lieu en cabaret où l’on présenterait des spectacles. J’en fis part à monsieur Zaleski qui se montra d’abord réticent. Les affaires n’avaient jamais été aussi bonnes et les changements que je proposais lui occasionneraient des dépenses importantes. J’insistai tant et si bien qu’il finit par accepter de faire construire une petite scène dans un coin de la taverne.

Pendant ce temps, je m’affairai à retrouver la trace de quelques-uns des membres de la troupe de jeunes saltimbanques dont j’avais fait partie l’année d’avant. La chance aidant, je réussis à réunir quatre d’entre eux. Ensemble, nous montâmes en quelques jours un petit spectacle composé de plusieurs numéros: tours d’adresse, jonglerie, courts monologues humoristiques et petites pièces comiques.

Le soir de la première représentation arriva. Surpris par cette nouveauté, les clients chahutèrent un peu. Mais dès que je fis mon apparition sur la scène, attifée comme l’une de ces jeunes dames ridicules de la cour, les rires fusèrent de partout et le calme se rétablit. Ponctuant mon monologue de gestes et de mimiques qui traduisaient l’insigne niaiserie de mon personnage, je déclenchai l’hilarité générale. Les spectateurs bondissaient de leur siège pour m’applaudir. Ma prestation terminée, certains d’entre eux montèrent même sur la scène pour me féliciter et m’embrasser. Monsieur Zaleski qui n’en revenait pas de ce triomphe paradait, fier comme un paon, vantant mes mérites à qui voulait l’entendre.

Par crainte que des concurrents ne me fissent des offres alléchantes pour aller me produire dans leur établissement, ce dernier me proposa une association et une part des recettes quotidiennes. J’acceptai son offre à condition qu’il me laissât l’entière responsabilité de l’organisation des spectacles.

La renommée du cabaret dépassa bientôt les limites de la ville. On venait de partout, des villes et des villages avoisinants, pour assister à nos joyeux divertissements. Il n’était pas rare que des notables et des gens haut placés se mêlassent à la foule des clients qui se pressaient à la porte du cabaret chaque soir. Même s’ils se reconnaissaient parfois dans les personnages que nous nous plaisions à parodier, ils riaient de bon coeur au grand contentement des autres spectateurs.

Plusieurs tenanciers de bars et de tavernes tentèrent d’imiter notre formule, mais leur succès n’atteignit jamais le nôtre. Nous misions, pour faire rire, sur la subtilité de notre jeu et des propos que nous faisions tenir à nos personnages. La grossièreté et la vulgarité étaient bannies de nos spectacles. Aussi, même si nous amusions les gens aux dépens des riches et des aristocrates, nous ne fûmes jamais ennuyés par les autorités de la cour ou de la ville. Tous les sujets peuvent être abordés s’ils le sont de la bonne manière. C’est une leçon que j’avais tirée de mon expérience de l’année précédente avec la troupe de saltimbanques. Nos invectives et nos attaques trop véhémentes avaient choqué et l’armée était intervenue pour mettre une fin abrupte à nos activités.

Lire la suite...