L'histoire du nain de jardin éternellement affamé.
Édith Desrosiers, écolière (et future savante, peut-être !)
10 février 1855
Mes chers amis du très, très lointain futur,
Aujourd'hui, à l'école, on n'a pas parlé de grammaire ni de géographie. On a parlé de quelque chose de bien plus important : comment une dette peut devenir un fantôme qui hante une famille pour toujours, même jusqu'à votre époque en 2025 !
Tout a commencé quand Thomas Larose a posé la question qui chicotait tout le monde : « mademoiselle, si l'on paie la rente chaque année, pourquoi est-ce que nos parents disent que la dette ne baisse jamais ? Ce n'est pas logique ! »
Mademoiselle Élisabeth Tremblay a posé sa règle sur son bureau et nous a regardés avec son petit sourire qui veut dire qu'elle va nous raconter une histoire pour nous faire comprendre.
« C'est une excellente question, Thomas, a-t-elle dit. Pour comprendre, oublions les piastres et les chapons. Imaginez que, quand votre arrière-grand-père a reçu sa terre, le seigneur a placé un petit nain de jardin en terre cuite devant sa porte. »
On a tous éclaté de rire. Un nain de jardin !
« Mais attention, a-t-elle continué, ce n'est pas n'importe quel nain. C'est un nain de jardin éternellement affamé. Chaque année, il exige qu'on lui donne un gâteau. Pas un gros gâteau, juste un petit. Si vous lui donnez son gâteau, il reste tranquille. Mais si vous oubliez, il grandit et devient de plus en plus grognon ! »
Elle a fait les gros yeux et on a ri de plus belle.
« Maintenant, la nouvelle loi a aboli le seigneur, mais pas le nain ! Le nain est toujours là, devant la porte de chaque famille. Pour s'en débarrasser une bonne fois pour toutes, il faudrait lui donner un énorme chariot rempli de gâteaux (c'est le fameux "capital"). Mais comme personne n'a un chariot de gâteaux, tout le monde continue de lui donner son petit gâteau annuel. »
C'est là que son histoire est devenue sérieuse, mais toujours un peu drôle.
« Alors, a-t-elle demandé, si votre famille donne un gâteau au nain cette année... et que votre père donne un gâteau l'an prochain... et que vous, Édith, vous lui donnez un gâteau chaque année de votre vie... et que vos enfants lui donnent un gâteau... et les enfants de vos enfants... Quand est-ce que le nain disparaîtra ? »
On a tous crié en chœur : « JAMAIS ! »
« Exactement ! a dit mademoiselle Élisabeth. Le nain sera toujours là ! Et maintenant, imaginez en 2005. Votre arrière-arrière-arrière-petite-fille, qui se promènera avec des machines volantes et parlera à des boîtes magiques, devra encore sortir de sa maison pour aller donner un gâteau à ce vieux nain de jardin tout craquelé qui prend la poussière depuis 150 ans ! »
L'image était si ridicule qu'on ne pouvait plus s'arrêter de rire. Payer un gâteau à un nain de jardin en 2005 ! C'est là qu'on a tous compris. On a compris que ce n'était pas juste une dette. C'était une histoire de fou, une blague qui n'était pas drôle pour nos parents, et qui risquait de ne pas être drôle pour nous non plus.
En sortant de l'école, j'ai regardé le nain de jardin que Mme Papineau a près de ses fleurs et je lui ai fait une grimace. Il a peut-être l'air innocent, mais je sais maintenant qu'il ne faut jamais faire confiance à un nain de jardin qui a faim pour l'éternité.
Votre dévouée,
Édith Desrosier, apprentie herboriste