Le soir où Marc Borduas a "Réformé" le Régime seigneurial

Thérèse Chiasson, 26 janvier 1855, aubergiste

Mes chers amis,

On dit qu'il y a un temps pour rire et un temps pour pleurer. Ces derniers mois, avec toutes ces histoires de cadastre et de capital à racheter, on a surtout eu un temps pour grincer des dents. Mais ça, c'était avant que Marc Borduas ne décide de s'en mêler.

Hier soir, l'auberge était pleine. D'un côté de la salle, Léon Simard se plaignait que le notaire allait surévaluer son étable. De l'autre, Eustache Lavoie calculait déjà comment il allait racheter la moitié de la seigneurie. L'ambiance était aussi joyeuse qu'un enterrement.

C'est là que la porte s'est ouverte à la volée. Marc Borduas est entré, mais ce n'était pas le Marc qu'on connaît. Pas de sourire en coin, pas de blague. Il avait l'air grave, presque solennel, et tenait à la main un grand rouleau de papier jauni avec un sceau rouge qui ressemblait étrangement à une tache de confiture de fraises.

Il a tapé sur le comptoir pour avoir le silence. « Silence au nom de la loi! » a-t-il crié. « J'ai ici une nouvelle proclamation du commissaire en chef du rachat des rentes seigneuriales ! »

Tout le monde s'est tu. Marc a déroulé son papier et a commencé à lire d'une voix de curé :

« Article Premier :

Toute poule pondeuse de la seigneurie devra désormais être enregistrée. Une taxe de deux sous par œuf pondu sera perçue chaque dimanche après la messe. »

Un silence de mort. J'ai vu le visage de Léon Simard passer du rouge au violet.

Marc a continué, imperturbable.

« Article Deux :

Le droit de corvée est aboli et remplacé par le "droit de complainte". Chaque habitant aura l'obligation de se plaindre de la météo au seigneur pendant au moins cinq minutes chaque mois, sous peine d'amende. »

Quelques-uns ont commencé à se regarder, l'air surpris.

« Article Trois :

Toute dispute concernant les clôtures sera dorénavant arbitrée par un comité officiel de trois écureuils nommés par le notaire ! »

C'est là que j'ai vu Henri-Firmin McLean cracher une gorgée de bière en s'étouffant de rire. Mais d'autres y croyaient encore !

Article Quatre :

Marc a gardé son sérieux jusqu'au bout. Finalement, pour simplifier le calcul du capital, la valeur de chaque terre sera désormais établie en fonction du nombre de chicanes de famille qui y ont eu lieu dans les dix dernières années. Plus de chicanes, plus la terre a de la valeur ! »

Là, c'en était trop. La salle a explosé. D'abord en cris de protestation, puis, quand Marc a éclaté d'un rire si fort qu'il en a pleuré, en un immense éclat de rire général. Les gens ont compris qu'ils s'étaient fait avoir par le plus grand vaurien du village.

Même Léon Simard, après avoir traité Marc de "bibitte à patates", a fini par sourire. Il a fallu que je serve une tournée générale pour remettre tout le monde de ses émotions.

Ce matin, j'ai mal à la tête, mais le village n'a pas ri de si bon cœur depuis des mois. Parfois, je me dis qu'un tour pendable comme celui de Marc Borduas est plus efficace que tous les discours pour nous rappeler qu'on est tous dans le même bateau. Et que, si l'on ne fait pas attention, on risque tous d'être gouvernés par des écureuils.

Thérèse Chiasson, aubergiste et témoin de ces folies.

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