Mon Père, le Marchand, et le Calculateur de Rêves

Vitaline Lavoie, 22 décembre 1854

Chers amis de demain,

Le magasin général est souvent le théâtre de discussions animées, mais celle dont j'ai été témoin hier après-midi entre mon père et maître Laprise était d'une tout autre nature. Il ne s'agissait pas de politique au sens large, mais de l'avenir très concret de notre commerce et de notre famille.

Le temps était calme et la plupart des gens restaient au chaud chez eux. J'étais derrière le comptoir, à vérifier l'inventaire des ballots de tissu, lorsque le notaire Donald Laprise est entré, secouant la neige de son manteau. Mon père, Eustache Lavoie, l'a immédiatement invité près du poêle avec une tasse de café chaud. La conversation n'a pas tardé à venir sur le seul sujet qui compte vraiment en ce moment.

« Donald, allons droit au but. Cette loi, au-delà des grands principes, qu'est-ce que ça signifie pour moi, pour mes terres, pour mon commerce ? J'ai entendu dire que les lods et ventes disparaîtraient. C'est une bénédiction ! Mais le reste ? On parle de rachat, de rentes... C'est un jargon de notaire qui m'inquiète. »

Donald Laprise, sortant un calepin de sa poche, répondit sans détour:

« C'est plus simple qu'il n'y paraît, Eustache, du moins sur le papier. Prenez la terre de votre entrepôt, par exemple. Actuellement, vous payez le cens et les rentes annuelles. Ces droits seront abolis. Mais la terre a une valeur capitale. Le gouvernement va nommer des commissaires pour établir cette valeur. La rente que vous payiez sera convertie en un capital, et vous devrez verser au seigneur un intérêt annuel sur ce capital. C'est ce qu'on appelle la rente constituée. »

Mon père s'est penché en avant, le front plissé. C'est l'homme le plus rapide que je connaisse pour calculer de tête, et je voyais son esprit s'emballer.

« Un intérêt ? Et sur quel capital ? Qui décide de la valeur de ma terre ? »

Donald Laprise, prit un air sérieux et lança de sa voix douce, mais ferme : « C'est là toute la question. Les commissaires fixeront la valeur. Mais vous aurez la possibilité, Eustache, de racheter ce capital en un seul versement pour devenir le seul propriétaire. C'est là, pour un homme d'affaires comme vous, que se trouve la véritable occasion. »

J'ai vu le regard de mon père changer. La méfiance a laissé place à l'étincelle que je lui connais si bien : celle de l'homme qui voit une occasion à saisir.

« Alors, si je comprends bien... Fini les entraves. Je pourrai acheter des terres de voisins qui veulent partir, comme celle du père Gadouas, les revendre, les agrandir, sans devoir un douzième de leur valeur au seigneur. Je pourrai investir, bâtir, sans être freiné par des lois d'un autre âge. »

« Exactement. » Et sans hésitation, le notaire ajouta : « Vous deviendrez un propriétaire foncier au même titre que le seigneur lui-même. Le sol de Prologue deviendra une marchandise comme une autre. C'est une révolution économique, bien plus qu'une révolution sociale. »

J'écoutais, fascinée. J'ai compris que, pour mon père, cette loi n'était pas une simple libération ; c'était l'ouverture d'un nouveau champ de jeu. Il ne voyait pas la fin d'un monde, mais le début d'un autre, où l'audace et le sens des affaires compteraient plus que le nom et la naissance.

Je sais que, pour plusieurs au village, cette nouvelle loi est une source d'angoisse. Mais en voyant mon père tracer des plans dans son esprit, j'ai senti une bouffée d'optimisme. L'avenir sera peut-être plus compliqué, mais il sera aussi rempli de possibilités pour ceux qui, comme lui, n'ont pas peur de le bâtir.

Bien à vous,

Vitaline Lavoie, votre amie.

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