L'exil des Beaulieu, la Liberté sur l'asphalte.

Joseph Beaulieu, novembre 1910

Salut à vous autres,

Mon ami m’écrit cette lettre, moi, ma main est trop raide à force de tenir le marteau. Je ne suis plus à Prologue. Personne de notre famille n'y est plus.

Ma grand-mère, Marie-Louise, vous a déjà écrit, je pense. Elle parlait de sa peur des gros sous. Elle avait raison. Après sa mort, mon père a tenu la terre quelques années. Mais la rente à payer, une mauvaise récolte, une bête malade... il s'est endetté au magasin des Lavoie. Un jour, M. Lavoie père est venu et lui a dit : "Je te rachète ta dette, et ta terre avec."

On a tout perdu. La ferme que mes grands-parents avaient bâtie de leurs mains.

Alors on a fait comme des milliers d'autres. On a pris le train pour les "États". Aujourd'hui, je vis à Manchester. Je ne travaille plus la terre, je travaille à l'usine de textile. Le bruit des machines me rend sourd, et je vis dans un petit logement où on ne voit même pas le soleil se lever.

Parfois, la nuit, je rêve à l'odeur de la terre de Prologue après la pluie. Mais vous savez quoi ? C'est une drôle de liberté. Je n'ai pas de terre, mais je n'ai pas de rente à payer non plus. L'argent que je gagne, il est à moi. Je ne dois rien à personne.

Alors, qui est le plus libre ? Moi, dans ma ville bruyante, ou mes cousins restés au pays, enchaînés à une terre qui ne leur appartiendra jamais vraiment ? Je n'ai pas la réponse. Mais je sais que la loi de 1854, pour nous, elle n'a pas aboli le régime seigneurial. Elle a aboli notre foyer.

Joseph Beaulieu, petit-fils de Marie-Louise Beaulieu,

ouvrier à Manchester, New Hampshire. (Lettre dictée à un ami)

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