Un village, deux avenirs.

Augustin Lebeau, journaliste et avocat, 15 octobre 1855.

Mes chers amis du futur,

L'automne est revenu sur Prologue, un an après l'annonce de la grande abolition. Les feuilles tombent, mais ce ne sont pas seulement les arbres qui changent de visage. Notre village aussi. En tant que journaliste, je me dois de vous rapporter les faits, et le fait est le suivant : la nouvelle loi n'a pas créé un village de gens libres, mais deux villages en un.

Il y a d'abord le village de ceux qui avaient les moyens. Des hommes comme notre marchand, Eustache Lavoie. Je l'ai vu l'autre jour sortir de chez le notaire, un grand sourire aux lèvres. Il a payé son "capital" d'un coup. Il a racheté sa "vache à lait magique", comme dirait mademoiselle Élisabeth. Maintenant, il est un propriétaire à part entière. Mieux encore, il profite de la situation. Il rachète à bas prix les terres des habitants qui, effrayés par la dette, préfèrent partir tenter leur chance aux États. Eustache ne deviendra pas seigneur, non, il deviendra quelque chose de nouveau : un grand propriétaire foncier.

Et puis, il y a l'autre village. Celui de la majorité des gens. Celui de la famille Beaulieu, des Larose, des Simard. Eux n'ont pas de coffre rempli de piastres. Alors, ils se sont résignés à payer la "rente constituée". Ils sont maintenant les propriétaires du fameux "nain de jardin éternellement affamé". Chaque année, ils devront lui donner son petit gâteau, et leurs enfants après eux, et les enfants de leurs enfants...

Le résultat est à la fois étrange et triste. Sur le papier, tout le monde est égal. Il n'y a plus de seigneur ni de censitaires. Mais dans la vraie vie, un fossé se creuse. D'un côté, une poignée d'hommes qui deviennent plus riches et plus puissants qu'avant. De l'autre, la grande majorité de nos habitants, qui sont passés d'une servitude connue à une dette inconnue et perpétuelle.

Alors oui, le régime seigneurial est mort. Mais ce qui est né à sa place me laisse perplexe. Nous avons voulu la liberté pour tous, mais il semble que nous ayons créé deux sortes de liberté : une qui s'achète comptant, et une autre qui se paie pour l'éternité.

Augustin Lebeau, journaliste et avocat.

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