L'heure des comptes: Quand l'avenir se dessine en chiffres
Vitaline Lavoie, 15 mars 1855.
Chers amis,
L'été bat son plein et les affaires au magasin ne dérougissent pas. Pourtant, hier, une atmosphère bien différente de l'habituel va-et-vient des clients régnait dans notre boutique. Une grande feuille de papier, couverte de lignes et de chiffres, était étalée sur le comptoir principal : le nouveau cadastre de la seigneurie. Et penchés sur ce document, deux hommes déterminaient non pas le prix d'un sac de farine, mais celui de notre avenir : mon père, Eustache Lavoie, et le notaire, Donald Laprise.
La loi est maintenant en vigueur. Les mots que j'entendais autrefois dans les discussions enflammées sont devenus des réalités froides et mathématiques. Maître Laprise, armé de ses tables de calcul et de l'autorité que lui confère la loi, était là pour procéder à l'évaluation des terres de mon père.
Pointant une parcelle sur le plan, Donald Laprise précisait sa pensée. « Voilà, Eustache. Pour votre entrepôt et le terrain attenant. Selon les registres, vous versiez annuellement une rente de quarante sols et deux chapons. Nous devons maintenant capitaliser cette valeur. »
Mon père, que je n'ai jamais vu intimidé par un chiffre, croisait et décroisait les bras, le regard fixé sur les calculs du notaire.
« Capitaliser... Expliquez-moi encore votre méthode, Donald. Je veux être certain de ne pas payer pour la clôture en plus du champ. »
« C'est la loi qui fixe la méthode, pas moi», répondit le notaire. «On estime la valeur de vos obligations annuelles. Disons, pour simplifier, que cela représente une valeur de trois piastres par an. Au taux légal de six pour cent, le capital représentant cette rente est donc de cinquante piastres. »
Mon père a haussé un sourcil.
« Cinquante piastres. C'est donc ça, le prix de ma "liberté" ? »
« Oui, c’est le capital de base », répondit le notaire Laprise. «Vous aurez deux choix. Soit vous versez chaque année au seigneur Prologue une rente constituée de trois piastres, ce qui est l'intérêt sur ce capital. Soit – et c'est ce qui vous intéressera – vous payez la somme de cinquante piastres une bonne fois pour toutes. Alors, et alors seulement, cette terre vous appartiendra entièrement, libre de toute charge, à perpétuité. Vous pourrez la vendre ou la léguer sans que personne, pas même le roi d'Angleterre, ne puisse vous réclamer un sou de lods et ventes. »
Un long silence s'est installé, seulement troublé par le bourdonnement d'une mouche près de la fenêtre. Mon père s'est approché du plan, le doigt posé sur ses terres, puis sur celles de ses voisins. Il ne voyait plus des parcelles de terre, je le devinais. Il voyait des occasions. Des dettes. Du capital.
Mon père, le ton plus bas, presque pour lui-même, marmonnait: « Cinquante piastres pour celle-là... Combien pour la censive de Bellerive ? Et pour la terre en friche près de la rivière ? »
J'ai compris, à cet instant, que le monde avait basculé. Le pouvoir ne venait plus seulement du nom que l'on portait ou de la seigneurie dont on avait hérité. Il venait de la capacité à comprendre ces chiffres, à jongler avec eux, et surtout, à réunir le capital nécessaire pour effacer les dettes du passé.
La discussion s'est poursuivie, lot par lot. Mon père argumentait sur la valeur d'un arpent boisé, contestait l'estimation d'une terre moins fertile, mais je savais qu'il avait déjà accepté les nouvelles règles du jeu. Plus que ça, il était déjà en train de penser à la manière de les tourner à son avantage.
Hier, sur le comptoir du magasin, ce n'est pas seulement la valeur d'une terre qui a été fixée. C'est un nouveau type de pouvoir qui a été évalué, et j'ai bien l'impression que mon père est déterminé à en réclamer sa juste part.
Vitaline Lavoie, apprentie commis.